Françoise Ibarrondo (Lycée JB Say, Paris), Gilles Furelaud
I- Homo neanderthalensis et Homo sapiens
Si de nos jours seule l’espèce Homo sapiens est présente sur Terre, les études paléoanthropologiques montrent que plusieurs espèces du genre Homo ont existé par le passé, et sur des périodes de temps qui parfois se recouvrent. Ainsi, l’Homme de Néanderthal (Homo neanderthalensis) a vécu de -200 000 ans B.P. à -30 000 ans B.P. environ – B.P. : « before present »; dans le même temps, l’Homme moderne (Homo sapiens) est apparu il y a probablement environ 130 000 ans (Les premiers Homo sapiens sont couramment nommés « Hommes de Cro-Magnon »). De ce fait, ces deux types d’Homme ont coexisté pendant près de 100 000 ans. De nombreuses questions se posent donc quant aux relations précises entre l’Homme de Néanderthal et l’Homme de Cro-Magnon. Voir aussi les liens pour une hypothèse sur la disparition de H. neanderthalensis.
La première d’entre elles est de se demander s’ils étaient interféconds quand ils vivaient dans les mêmes lieux. Dans l’affirmative, ils ne pourraient être classés comme deux espèces différentes et devraient être appelés respectivement Homo sapiens neanderthalensis et Homo sapiens sapiens. Dans le cas contraire, formant deux espèces distinctes, ils mériteraient bien les deux patronymes d’Homo neanderthalensis et d’Homo sapiens.
Une deuxième question, directement reliée à la première, est en rapport avec l’origine de l’Homme moderne : est-il apparu d’abord en Afrique ? D’où il aurait ensuite migré vers le reste de la planète ? Ou bien l’Homme moderne est-il le fruit de croisements, éventuellement multiples, entre des Hommes de Néanderthal et des Homo sapiens ancestraux ? Ces questions reviennent en fait à nous demander si nous, Hommes modernes, portons dans nos gènes un héritage de l’Homme de Néanderthal.
Pendant longtemps, le seul moyen de répondre à ces questions a été d’effectuer des comparaisons anatomo-morphologiques entre Homo neanderthalensis et Homo sapiens, sur la base des fossiles disponibles.
Homo neanderthalensis
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Homo sapiens
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habitat
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tempéré ou froid entre 35°N et 50°N | tous les habitats | |
stature
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trapue
hommes : 1,65 m pou 90 kg |
longiligne et robuste (H.s. ancien)
hommes : 1,70 m pour 70 kg |
longiligne et gracile (H.s. sapiens)
hommes : 1,63 pour 63 kg |
boîte crânienne
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volumineuse, en bombe 1500 à 1750 cm3 |
volumineuse, sphérique chez H.s. sapiens 1650 (H.s. ancien) à 1350 cm3 (H.s. sapiens) |
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face
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nez très grand et saillant, pommettes et menton absents | nez étroit, présence de pommettes saillantes et d’un menton |
Comparaison entre un crâne d’H. neanderthalensis et un crâne d’H. sapiens.
Le crâne d’H. sapiens est celui de droite. Les flèches soulignent trois points de comparaison possibles entre ces deux crânes : le front, l’arcade sourcilière et le menton. Noter aussi la présence du « chignon occipital », excroissance du crâne au niveau le plus postérieur, chez H. neanderthalensis.
image reproduite avec l’aimable autorisation de Dennis O’Neil – evolution of modern humans tutorial
II- Utilisation de l’ADN mitochondrial
Au delà des études purement morphologiques, la biologie moléculaire est un autre moyen de déchiffrer les rapports entre H. neanderthalensis et H. sapiens.
En effet, de l’ADN a pu être extrait de fossiles d’Hommes de Neanderthal et d’Homo sapiens ancestraux. Il s’agit d’un ADN particulier : celui des mitochondries, organites du milieu cellulaire qui ont l’avantage d’être présents en de multiples exemplaires dans une même cellule et de contenir chacun de nombreuses molécules d’ADN similaires ; alors qu’on ne trouve qu’un seul noyau par cellule, et que ce dernier ne contient qu’un unique exemplaire de chaque ADN paternel et maternel.
Représentation schématique d’une cellule eucaryote.
Les mitochondries sont présentes en grand nombre dans le cytoplasme (la représentation donnée ici n’est pas à l’échelle, les mitochondries étant en réalité bien plus petites).
Une des plus grandes difficultés de cette manipulation est d’éviter, par l’application de règles absolument draconiennes, la contamination de l’ADN fossile par de l’ADN actuel, contamination qui bien entendu ruinerait toute comparaison…
Outre l’avantage du nombre, l’ADN mitochondrial, qui est d’héritage presque uniquement maternel, a l’intérêt d’être garanti contre les recombinaisons qui affectent, entre chomosomes paternels et chromosomes maternels, l’ADN du noyau : l’ADN mitochondrial permet ainsi de pister l’histoire évolutive sans le brouillage des recombinaisons. Avec la limite, toutefois, que cette histoire évolutive reste cantonnée à une histoire essentiellement maternelle…
Transmission maternelle d’une information génétique par les mitochondries.
Lors de la fécondation d’un ovule, les mitochondries du spermatozoïde ne sont pas retrouvés dans l’oeuf fécondé. Ainsi, les mitochondries du futur organisme sont d’origine maternelle. Or, les mitochondries possèdent un ADN qui leur est propre, présent en de nombreux exemplaires au sein de leur matrice. Cette information génétique mitochondriale n’est donc pas transmise de manière « Mendelienne », mais essentiellement par les mères.
* : Il convient toutefois de signaler que des cas de transmission de mitochondries paternelles ont été observés. Ces cas semblent toutefois relativement rares, le cas général étant une transmission maternelle uniquement.
Une fois l’ADN mitochondrial extrait des fossiles (ou directement d’Hommes modernes), il faut choisir une séquence nucléotidique particulière pour comparer ces ADN. Pour cela, après amplification par réactions de polymérisation en chaîne (ou PCR), on séquence de courtes régions hypervariables connues pour leur fréquence de mutation élevée. Cela permet de suivre une histoire évolutive concentrée sur une période de temps relativement courte (quelques centaines de milliers d’années seulement).
Carte du génome mitochondrial.
Le génome code pour des ARN de transfert, les ARN ribosomiques et quelques protéines, comme le Cytochrome b (CYB) et l’ATP synthase (ATPase). Les deux brins complémentaires de l’ADN mitochondrial sont représentés par convention, et en référence à une légère différence de poids moléculaire, comme « brin léger » et « brin lourd »). La boucle D (« D-Loop ») comporte l’origine de réplication, divers éléments de régulation de l’expression des gènes mitochondriaux, et des régions hypervariables.
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Séquence à télécharger :
hs-mitochondrie-cplete.adn : ADN mitochondrial humain complet ; fichier .adn utilisable directement sous Anagène |
III- ADN mitochondriaux d’H. sapiens et H. neanderthalensis : résultats
Que révèle alors la biologie moléculaire sur l’histoire des relations entre Neanderthal et sapiens?
David Caramelli de l’Université de Florence et ses collaborateurs ont comparé en mars 2003 ces séquences hypervariables chez deux Hommes de Cro-Magnon de la grotte de Paglicci en Italie du sud datés de -24 720 et -23 000 ans B.P., avec celles de quatre Hommes de Neanderthal proches géographiquement et datés de -42 000 à -29 000 ans B.P., et celles de quatre Hommes préhistoriques datés de -14 000 à -5 500 ans B.P., et enfin avec celles figurant dans une banque de données d’ADN mitochondrial de 2.566 Hommes actuels d’Europe et du Moyen Orient.
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Séquences à télécharger : |
Les séquences des Hommes de Cro-Magnon sont très semblables à celles des Hommes préhistoriques plus récents et à celles des Hommes actuels ; elles se distinguent en revanche nettement de celles des neanderthaliens, voisins pourtant par la géographie et, pour certains, par l’âge.
Représentation schématique des résultats de comparaison de séquences mitochondriales de divers Hommes fossiles et Hommes actuels.
Le graphique correspond à une représentation (Multidimensional scaling, ou MDS) dans laquelle la distance entre deux points est proportionnelle à la distance génétique entre les deux séquences correspondantes. Sont représentés les résultats de la comparaison de la région hypervariable 1 de la boucle D de l’ADN mitochondrial de six Hommes fossiles (quatre H. neanderthalensis et deux H. sapiens ancestraux), sous forme de cercles, et de nombreux Homo sapiens actuels. Pour des raisons de simplification, les points des Hommes actuels ne sont pas indiqués, mais leurs emplacements sont matérialisés par une aire orangée.
On observe que les H. sapiens sont très proches les uns des autres, qu’ils soient fossiles ou pas, Européens ou non. Au contraire, les H. neanderthalensis sont proches entre eux, mais éloignés des H. sapiens ancestraux ou actuels. (D’après Caramelli et al., 2003)
Ces résultats sont un argument supplémentaire, en plus des comparaisons morphologiques fines de Katerina Harvati (Université de New-York), pour estimer que les Hommes de Neanderthal ne sont pas une sous-espèce d’Homo sapiens, mais bien une espèce à part entière, Homo neanderthalensis. On peut ainsi supposer qu’il n’y a pas eu de mélanges génétiques entre ces deux espèces humaines, malgré parfois leur proximité géographique.
De plus, les études réalisées de manière plus générale sur le génome mitochondrial de l’Homme actuel suggèrent qu’il est âgé (sous sa forme actuelle) d’environ 163 000 ans. Or la séparation initiale entre les lignées ayant donné H. sapiens et H. neanderthalensis est estimée à environ 500 000 ans B.P. (de 365 à 853 000 ans B.P. selon les estimations les plus larges), d’après des calculs d’horloge moléculaire. Cela confirme l’idée d’un génome mitochondrial ayant évolué de manière séparée chez ces deux espèces, et donc l’absence de mélanges génétiques entre sapiens et Néanderthal.
IV- ADN mitochondriaux d’H. sapiens et H. neanderthalensis : conclusions
Les diverses études menées sur les régions hypervariables de la boucle D de l’ADN mitochondrial convergent toutes vers la même conclusion : Il n’y a probablement pas eu de mélanges génétiques entre Homo sapiens et Homo neanderthalensis. L’hypothèse selon laquelle ces individus correspondent bien à deux espèces humaines distinctes est ainsi confortée. De plus, de tels résultats confortent la théorie dite « Out of Africa », selon laquelle l’Homme moderne serait apparu en Afrique, puis aurait migré vers le reste de la planète (au contraire des autres modèles, proposant une apparition multiple et locale de l’Homme moderne).
Relations de parentés entre Néanderthaliens et Hommes modernes.
Cette figure est une synthèse des conclusions de Krings et al. (1997, 1999 et 2000) et Ovchinnikov (2000), citées dans « Aux origines de l’humanité – La génétique au service de la quête de nos origines », p 503). Les séquences de chimpanzés sont utilisées comme groupe extérieur pour enraciner l’arbre.
Toutefois la prudence s’impose, car ces séquences hypervariables, longues d’à peine quelques centaines de nucléotides, ne peuvent raconter la même histoire que celle de l’ADN du noyau, riche de ses trois milliards de nucléotides. Les mitochondries ne se transmettant que par les mères, ces études sur l’ADN mitochondrial suggèrent qu’il n’y aurait pas de femmes de Néanderthal parmi nos ancêtres ; à cette restriction près, apportée par de récentes études, qu’il existe de rares transmissions paternelles des mitochondries.
Une autre limite importante de ces résultats est le très faible nombre d’échantillons fossiles utilisés. Seuls quelques Hommes de Néanderthal et quelques Hommes de Cro-Magnon ont en effet été analysés. Et il n’est pas impossible que ce faible échantillonnage ait entraîné un biais, non détecté encore…
De plus, il est à noter que les ADN extraits de ces fossiles peuvent très bien avoir subi des mutations au cours des milliers d’années qui se sont écoulées. Toutefois, la très forte homologie entre les Cro-Magnons étudiés et les Hommes actuels, de même que la similarité des résultats entre des Néanderthals issus de différents sites, suggèrent que, au moins pour ces durées de conservation et ces séquences, ce phénomène reste négligeable.
Ainsi, même si le modèle le plus probable aujourd’hui paraît être celui d’une colonisation de la planête par des Homo sapiens issus d’Afrique, remplaçant les Homo neanderthalensis sans mélanges génétiques, il n’est pas possible à l’heure actuelle d’apporter une réponse définitive à cette question…
L’idéal serait évidemment de disposer un jour d’un ADN nucléaire, au lieu des seuls ADN mitochondriaux. Cette éventualité n’est peut être pas hors de portée puisque, récemment, un tel ADN a pu être extrait d’un ours des cavernes de Croatie, vieux de 33.000 ans…
V- Quelques liens pour approfondir ces notions
Complément à ce document : Pourquoi H. neanderthalensis a-t-il disparu ? Retrouvez ici une hypothèse émise suite à l’étude de ses migrations.
Plusieurs séquences, à partir desquelles il est possible de retrouver les raisonnements menant à ces résultats sont disponibles ici.
L’ENS Lyon propose une excellente page sur l’utilisation des ADN anciens.
Une discussion rapide sur les relations sapiens – neanderthalensis sur Planet-Terre [site ressources ENS-DESCO sciences de la terre]
Un ensemble de cours de paléoanthropologie, extrêmement bien fait, par Prof. Dennis O’Neil de l’Université de Palomar, Californie, USA (en anglais).
Deux articles majeurs sur les analyses d’ADN mitochondrial néanderthalien sont disponibles gratuitement en texte intégral sur Internet (attention : ils sont en anglais, et il s’agit de textes destinés à des chercheurs, donc d’un abord assez difficile) :
- « Evidence for a genetic discontinuity between Neandertals and 24,000-year-old anatomically modern Europeans« , Carameli et al., Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 100 (2003), 6593-6597.
- « DNA sequence of the mitochondrial hypervariable region II from the neandertal type specimen« , Krings et al., Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 96 (1999), 5581-5585
Enfin, plusieurs chapitres passionnants sur cette thématique sont présents dans l’ouvrage collectif « Aux origines de l’humanité – Tome 1 : de l’apparition de la vie à l’homme moderne », sous la direction de Yves Coppens et Pascal Picq, Fayard (2002)